09) Le Déclin (en Français)...
"La France qui tombe" (Perrin) de Nicolas Baverez est publié en 2003, une charge sévère contre "l'économie administrée", les réformes ajournées, la lâcheté du monde politique. Avec 117 000 exemplaires vendus, plus 28 000 en édition de poche, c'est devenu un best-seller.
Illustration Rita Mercedes
Enquête
Pour qui roulent les "déclinologues" ?
LE MONDE | 24.02.06 | 14h03 • Mis à jour le 24.02.06 | 14h03
Au départ, la troupe était mince. Quelques économistes partis dans l'entreprise privée, des banquiers, des journalistes et un intellectuel trentenaire aux yeux verts, visage mince et propos enflammé : Nicolas Baverez. A la fin des années 1990, ils se retrouvaient de temps à autre dans des revues ou des cercles politiques. On pouvait les croiser dans les clubs socialistes tendance Chevènement, dans les petits cercles s'échauffant auprès de Philippe Séguin, mais aussi dans les réseaux désordonnés d'Alain Madelin. Autant dire chez les minoritaires souverainistes de gauche et de droite et plus souvent chez les libéraux. Mais sans autre lien entre eux que le goût de débattre et un pessimisme commun pour la France.
Nicolas Baverez, énarque, historien et agrégé en sciences sociales, écrivait des livres. Sur L'Impuissance publique - avec son ancien condisciple de l'ENA, Denis Olivennes. Ou sur Raymond Aron, son modèle éthique et philosophique. En 1997, il publia Les Trente Piteuses, un essai sur les trente dernières années marquant l'arrivée d'une "France malade dans une Europe décadente". Salut remarqué de la critique. Intérêt poli des milieux politiques. Mais succès relatif auprès des lecteurs.
Tout démarra vraiment à l'été 2003. Notre historien et économiste écrivit dans la revue Commentaire un article remarqué sur le déclin français, qui se transforma dès la rentrée en un livre : La France qui tombe (Perrin). Une charge sévère contre "l'économie administrée", les réformes ajournées, la lâcheté du monde politique et surtout de son général en chef, Jacques Chirac, accusé par Nicolas Baverez d'être "debout devant Bush et couché devant Blondel (Marc Blondel a été secrétaire général de FO de 1989 à février 2004)". L'ouvrage est resté jusqu'à aujourd'hui l'un des succès de l'éditeur : 117 000 exemplaires, auxquels il faut en ajouter 28 000 en édition de poche. Autant dire un best-seller.
Depuis, c'est une déferlante. Dans les librairies, les essais sur le déclin supposé du pays ou de ses dirigeants sont légion, évoquant une France en faillite (Rémi Godeau, Calmann-Lévy), L'Agonie des élites (Jean Brousse et Nathalie Brion, La Table ronde), La Société de la peur (Christophe Lambert, Plon), Le Crépuscule des petits dieux (Alain Minc, Grasset), les Illusions gauloises (Pierre Lellouche, Grasset) ou Le Malheur français (Jacques Julliard, Flammarion). Pas un cercle économique qui n'ait lancé sa conférence sur "la fuite des cerveaux".
L'ancien patron du FMI, Michel Camdessus, a rendu public, le 19 octobre 2004, un rapport économique alarmant expliquant que le pays "s'est subrepticement engagé dans un processus de décrochage". Le 29 juillet, après l'échec de Paris à obtenir les JO de 2012, le patron de Publicis, Maurice Levy, écrivait dans Le Monde une tribune intitulée "Sur le déclin exactement". Tous les magazines ont publié une couverture sur le mal français.
Dans certains débats télévisés qui les réunissentt, l'assaut est souvent si unanime que la France ressemble à un pays du tiers-monde. Et s'il n'y a pas tout à fait d'école décliniste en littérature, le pessimisme est devenu un genre. Qu'écrit l'académicien Jean-Marie Rouart ? Un Adieu à la France qui s'en va (Grasset, 2003). Que crache, à mille lieues de Rouart, le rude Maurice G. Dantec ? "La France est comme un piano suspendu à une corde à linge au 110e étage du World Trade Center..." Que l'on ne s'y trompe pas, pourtant : le mouvement n'est pas concerté. Malgré les fureurs de Dominique de Villepin contre des "déclinologues", qu'il croit convertis à la "rupture" prônée par Nicolas Sarkozy, on serait bien en peine de découvrir la moindre trace d'un complot subversif ou même d'un parti politique derrière ce courant-là. "Tout homme au pouvoir a besoin de déconsidérer ceux qui le critiquent, ironise le directeur du Point, Claude Imbert, qui décrit avec soin, semaine après semaine, les faillites du système français, mais, aujourd'hui, toute la France parle comme Baverez..."
Toute la France ? Pas encore. Mais le traumatisme du 21 avril 2002 qui vit Jean-Marie Le Pen parvenir au second tour de la présidentielle n'est pas étranger à ce sentiment de déclin. De même que le non à la Constitution européenne, le 29 mai 2005, l'implosion des banlieues en novembre ou la catastrophe judiciaire d'Outreau.
Il y a encore dix ans, le déclin n'était que le thème récurrent des franges politiques de la société. L'extrême droite, aujourd'hui, n'en dit plus un mot et attend. Les souverainistes se sont éloignés.
Ils ne cessaient d'évoquer la menace de dilution du pays dans une Europe qu'ils combattent. Ils regardent désormais avec méfiance cette critique en règle de la société. C'est "l'anti-France", écrit carrément Philippe Cohen dans Marianne, le 24 septembre, "un discours masochiste de haine de sa propre patrie, devenu majoritaire dans le pays". Majoritaire ? En tout cas, le thème du déclin est porté désormais par des modérés. Des intellectuels, des éditorialistes, des dirigeants d'entreprise ayant accès aux médias, aux partis, au gouvernement même. Tous fustigent l'attentisme des élites politiques, malgré plusieurs avertissements électoraux marquant l'exaspération des citoyens.
Que disent leurs livres, leurs discours, leurs éditoriaux ? Que la France est maintenant à un point nodal de sa crise et qu'elle doit s'interroger. "En Allemagne, il y a eu dix ans de débat sur le déclin avant d'engager l'Agenda 2010, assure Nicolas Baverez. Le président Roman Herzog lui-même avait parlé de "dépression morale et mentale du pays"." Mais l'historien s'agace : "La France est le seul pays où deux premiers ministres, Raffarin et Villepin, refusent d'évoquer le sujet et nous renvoient bêtement à la "positive attitude". Et, pourtant, un pays qui laisse à sa jeunesse le choix entre le chômage ou l'exil est bien un pays en déclin." Régression des investissements, plaie du chômage, Etat obèse et pourtant impuissant à régler les difficultés sociales. Crise économique, donc. Mais atonie intellectuelle aussi, et peut-être surtout. "Nous avons certes reculé au sein du peloton européen, mais les retournements économiques sont toujours possibles", note Alain Minc. "En revanche, affirme le président d'A. M. Conseil et président du conseil de surveillance du Monde, il y a un terrible déclin de l'esprit. Quand on voyage dans le monde, on s'aperçoit physiquement de cette rétraction. A aucun moment, les Français n'ont saisi que les choses de l'esprit relevaient aussi de la compétition mondiale. Or regardons ceux qui partent. Les Français de 40 ans le font pour des raisons de revenus. Ceux de 60 ans pour des raisons de patrimoine. Pour ceux-là, c'est un problème technique qui peut se résoudre par la fiscalité. Mais les jeunes de 20 ans qui quittent le pays le font pour des raisons d'électricité de l'air. La France est un pays très politique, et dix ans sans projet politique aident le pays à se défaire." Le phénomène n'a pas échappé à la presse étrangère. Le mal français tisse la toile de fond de la plupart des analyses, notamment dans les journaux anglo-saxons. Et ce n'est pas seulement parce que Nicolas Baverez éditorialise au Financial Times, le journal de la City londonienne. Des journaux anglais plus à gauche, comme le Guardian, s'étonnent régulièrement d'entendre une partie de la classe politique française s'enorgueillir d'un modèle social dont ils repèrent sévèrement les insuffisances. En Allemagne, le metteur en scène Benjamin Korn a soutenu dans Die Zeit, en décembre, que l'arrogance des Français n'a d'égal que leur aveuglement. Au plus fort des émeutes dans les banlieues, Adam Gopnik expliquait, désolé, dans le New-Yorker : "Depuis 1789, les Français préfèrent la beauté des idées au prosaïsme de l'action." Et même si le sociologue Paul Yonnet remarque qu'"aux Etats-Unis il n'y a jamais eu autant de livres sur le déclin économique de l'Amérique, comme si l'idée du déclin était peut-être en train de fédérer le monde occidental, alors que ce monde n'a jamais été aussi prospère", c'est bien en France que le thème est le plus largement repris.
Le débat fait d'abord rage à droite. Nicolas Baverez est un libéral, admiratif de la "révolution thatchérienne" engagée à la fin des années 1970 en Grande-Bretagne. Une sorte de "célino-aronien", comme le définit son ami Denis Olivennes, proche pour sa part des sociaux-démocrates français. La part célinienne ? "Elle tient dans la vitupération contre le monde moderne, l'establishment ou la bourgeoisie, explique M. Olivennes. La part aronienne, elle, dresse le constat lucide des archaïsmes de la société." Vient, derrière Nicolas Baverez, toute une cohorte d'essayistes plus ou moins talentueux, de chefs d'entreprise, d'économistes ou de sociologues que l'on croise le plus souvent à l'Institut Montaigne, club de réflexion libéral impulsé par l'ancien patron d'Axa, Claude Bébéar.
Jacques Chirac, premier visé par toutes les attaques, et Dominique de Villepin, voient d'abord en eux un bataillon de sarkozystes. "On connaît ces types du CAC 40 qui ne pensent qu'à leurs profits, s'insurge Matignon, et ne parlent du déclin que pour appeler à un redressement libéral !" La Fondation pour l'innovation politique, proche de Jacques Chirac, a organisé le 23 novembre 2005 un débat intitulé carrément "A qui profite la thèse du déclin en France ?" Et le président de l'UMP aurait parfaitement pu répondre : "A moi !"
Nicolas Sarkozy est en effet le seul, à droite, à prôner la rupture avec le modèle politique et social existant. Justifiant son choix par le constat d'une France en quasi-faillite. Ses collaborateurs suivent avec soin les travaux de l'Institut Montaigne. Le ministre de l'intérieur cite abondamment Nicolas Baverez. Le publicitaire Christophe Lambert, auteur de La Société de la peur, est un ami personnel du patron de l'UMP. L'ancien chiraquien Pierre Lellouche s'est rapproché de "Nicolas". Enfin, c'est lorsque ce dernier était ministre de l'économie qu'a été commandé le rapport Camdessus, si sévère. Les soupçons des chiraquiens seraient donc fondés ? Ces convergences prouvent en tout cas que Nicolas Sarkozy a un train d'avance sur ce débat.
Mais tous ceux qui constatent la crise française ne sont pas des supporteurs du président de l'UMP. Le débat a gagné également des républicains comme le philosophe Alain Finkielkraut et, depuis peu, touché une partie de la gauche. Laurent Fabius a évoqué l'existence de "deux France", lors de sa campagne en faveur du non à la Constitution européenne. François Hollande parle désormais des problèmes d'"identité" que traverse le pays. Et Ségolène Royal a osé reconnaître, dans le Financial Times du 2 février, de bons côtés au blairisme britannique. Après avoir participé en novembre à un débat coorganisé par The Economist et l'Institut Montaigne sur les réformes et les tabous français. "Ce n'est pas parce que Cassandre a des arrière-pensées que ses oracles sont faux", résume le directeur du Nouvel Observateur, Laurent Joffrin.
La majorité des socialistes reste cependant très réticente à entrer dans un débat qu'elle juge d'abord porté par la droite. Le mot heurte aussi l'idée de progrès, de fin positive de l'Histoire, intrinsèquement liée au marxisme. "La gauche sous-estime les dégâts du discours de défiance à l'égard de la France, car cela l'obligerait à changer sa ligne de réflexion, regrette pour sa part le maire d'Evry et député de l'Essonne, Manuel Valls. Mais si les déclinistes de droite ont souvent un discours à l'emporte-pièce, nous traversons incontestablement une crise civique et morale qui est liée à la pratique du pouvoir de François Mitterrand et de Jacques Chirac."
Les intellectuels de gauche, après avoir laissé le thème à la droite, s'interrogent cependant sur la crise morale et économique française. Le philosophe Marcel Gauchet, Jacques Attali, l'ex-conseiller de François Mitterrand, l'essayiste Jacques Julliard débattent des raisons pour lesquelles "les Français ont perdu le goût de l'avenir", ainsi que l'a résumé le journaliste Jean-Claude Guillebaud. Comme il l'a été auparavant dans plusieurs pays européens, le débat est donc lancé en France. Pratique du pouvoir, réformes économiques, réincarnation de l'Etat, ces sujets-là sont généralement abordés et - au mieux - résolus à la faveur d'une élection présidentielle ou d'un changement de génération aux manettes d'un pays. Nous y voilà.
Raphaëlle Bacqué illustrations Rita Mercedes
Article paru dans l'édition du 25.02.06
1 Comments:
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By Anônimo, at quinta-feira, maio 18, 2006 7:32:00 AM
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